IN-SCAPES

Jacques Dupuis devant mur oeuvres Invitation In-Scapes Jacques Dupuis et Lou Bertot

Crédit des photographies de cette page : Archives Jacques Dupuis.
 
De haut en bas :
Jacques Dupuis en 1949, devant son mur de photos fétiches (© Alexis);
In-Scapes, carton d'invitation de Lou Bertot et Jacques Dupuis à la galerie de l'Université à Paris en 1960 (œuvre à gauche de Lou Bertot, œuvre à droite de Jacques Dupuis, texte de Jérôme Mellquist).

Dix ans après la photo de Jacques Dupuis devant son « mur d'images », ce titre figure sur le carton d'invitation à l'exposition conjointe de Lou Bertot et Jacques Dupuis à la Galerie de l'Université à Paris, du 25 novembre et 15 décembre 1960. C'est le titre d'un court texte placé entre deux reproductions en noir et blanc, à gauche d'une peinture de Lou Bertot, à droite, d'une autre de Jacques Dupuis. C'était après l'Expo 58, après des succès d'évidence, une courte période avec la peinture au centre, avec comme les trop-pleins de la World's Fair et du spectacle afférent : l'indispensable contrepoint de sondages au plus profond des intuitions de la création. Ce texte en diptyque est signé Jérôme Mellquist (1905-1963), historien de l'art et critique américain formé à Culumbia et à Yale, connu en France pour ses écrits sur Jacques Villon. « IN-SCAPES • Par Lou Bertot et Jacques Dupuis / On peut définir la collaboration réussie comme un duo — une affinité dans l'esprit et le goût concertée avec une différence dans le but. À l'exécution d'un tel programme, Mme Bertot contribue par des spirales de couleur jaillissant comme précipitées par une explosion. Pourtant, on atteint parfois un jardin de tranquillité. / Par contraste, M. Dupuis suggère souvent une structure maintenue par des étais — une implication architecturale qui disparaît quand il parvient, lui aussi, à quelque climat d'enchantement intérieur. Cette même échappée dans un jardin des merveilles est évidente quand les deux artistes entreprennent une toile ensemble. Ici encore ils trouvent ce que le poète Gérard Manley Hopkins décrit sous le nom de in-scape. C'est là le cachet des collaborations les plus heureuses. / Jérôme Mellquist » Jésuite, théologien et poète, Gérard Manley Hopkins (1844-1889), a en effet mis en avant deux concepts intrinsèquement liés : « inscape » et « instress », qui signifient respectivement « le complexe unifié de caractéristiques qui confèrent à chaque chose son caractère unique et qui la différencie des autres choses » et « la force de l'être qui maintient l'instabilité ensemble » (Glenn Everett), dans une filiation romantique et postromantique, le concept d' « inscape » n'étant pas étranger à ceux de « spots of time » de Wordsworth, de « moments » d'Emerson ou d'« epiphanies » de Joyce. Le portrait de Jacques Dupuis posant devant un « mur d'images » (quasiment au sens de Facebook), plus de septante documents dont à peine la moitié sont identifiés, est comme un talisman : impossible d'accéder aux fibres profondes de son architecture sans appréhender l'écheveau qu'atteste ce tableau à entrée multiples et variées, de Aalto à Perret, de Sainte-Alène au Parador sous toutes les coutures, du siège du Port autonome de Liège aux chapelles de Bertrix ou au mémorial de Baugnez, mais aussi de Botticelli à Henry Moore, de Piero del Pollaiuolo à Massimo Campigli, de Petrus Christus à Gaston Bertrand ou à Zéphyr Busine... Le texte qui suit a été terminé le 13 mars 2004. Un temps an ligne, il a été retiré du site www.jacquesdupuis.be pour y réapparaître en 2017, légèrement modifié en résonance avec un projet éditorial, « Conversation sans Jacques Dupuis », aux Éditions Tandem, préfiguré par un bref texte en ligne qui indique dans quelle mesure la peinture et les autres pratiques plastiques de Jacques Dupuis sont à considérer pour appréhender son architecture •

Raymond Balau, 2017


Imaginer qu'il ait fait du cinéma, de la littérature, de la musique.
Il a fait d'autres choses, qui ne sont pourtant étrangères
ni au cinéma ni à la littérature (ni au théâtre ?) ni à la musique.
Jacques Dupuis : l'un de ceux qui n'a pas cru Paul Valéry,
qui écrivait en 1923 : « Peinture et Sculpture,
me dit le démon de l'Explication, ce sont des enfants abandonnés.
Leur mère est morte, leur mère Architecture. »
Ainsi résonnait la peur de ce qu'elle devenait, l'architecture,
quand ses ornements semblaient ineptes (Loos),
quand « décoratif » devenait péjoratif,
et quand le home — le logis — appelait une essence nouvelle.
Dupuis n'a pas cru à la faillite des arts décoratifs (modernes),
Pour avoir été l'un des seuls à poursuivre — et atteindre —
le rêve d'une architecture truffée de symboles, d'images,
d'esprits, de fantasmes. L'architecture n'était jamais,
pour lui, faite de lieux vides, mais faite d'innombrables
plaisirs assouvis dans la géographie et l'histoire
de chacune de ses maisons, toujours hantées par
« ce qui habite », par « ce qui est » dans la fibre du bâti.

Un portrait de Dupuis est l'une des clés : cette photographie
peut-être prise par Roger Bastin le montre assis,
cigarette aux doigts, posant, oui posant, devant un mur
d'images, photographiques pour la plupart. On y voit
de la peinture, de la sculpture, de l'architecture,
même arrière-plan de cet être porteur d'un univers.
L'idée d'un cabinet d'amateur serait vite supplantée par celle
d'un Musée imaginaire, si ces images n'étaient internes
au processus créateur de Dupuis ;
ce mur est fait de repères et de preuves, de rêves et d'expériences,
ce mur est un visage fugace et immémorial
de ce qui était à l'œuvre dans ses recherches, dans ses trouvailles,
sans quoi son architecture nous serait incompréhensible.

Le dessin et la peinture, pour lui, étaient une terre d'élection,
un lieu de surgissements, et d'effusions.
Parmi les graphies à la plume, les taches de brosses et de doigts,
un monde inné de fantasmagories, à l'affût des plaisirs,
parle, parle sans cesse de désirs d'agir le monde.
Ni œuvre de dessinateur en soi, ni de peintre avec son autonomie —
Dupuis n'a pas fait ce choix, même s'il lui arrivait d'exposer :
« In-Scapes », Galerie de l'Université Paris 1960,
avec Lou Bertot, par exemple et par nécessité —,
mais parcours, exploration d'un espace intérieur s'exprimant
à nos yeux par la sensualité ou par l'étrangeté, jeu sans fin,
nécessaire plongée dans la mémoire pure, celle
qui invente des formes pour rendre le monde supportable.
Sans cesse donc, Dupuis reprenait une feuille blanche, l'étoilant,
la maculant, y creusant des sillons, masquant des gouffres de nuits,
ciselant des fioritures essentielles, palpant des silhouettes de nymphes,
saturant des invaginations d'aquarelle, griffant des à-plats,
dénichant les souvenirs immédiats d'efflorescences délavées,
pourchassant les virtualités de filaments d'encre de Chine,
striant nerveusement l'écume révélatrice,
assenant à l'informe un horizon géométrique, et
dispersant les algues d'artifices colorés en expansion interne
— « explosante fixe » disait Breton / jouir en tout cas.
Dessin et peinture à la surface, parce que la surface est une peau
que le terrible dispute à la beauté (Rilke).

L'architecture de Jacques Dupuis ne peut être dissociée
du foisonnement des images qui l'attiraient ou qu'il produisait ;
et n'oublions pas ses photographies.
Elle émane de cet écheveau paradoxal, protéiforme,
essentiellement peuplé des démons de la subjectivité,
néanmoins orienté par la cinglante exigence
d'une expression volontaire, hypersensible,
experte en trésors cachés de l'art de bâtir.
Elle est donc masculin-féminin, singulier-pluriel / solaire-lunaire,
contaminée par une poétique de l'espace qui doit tout au voyage,
à toutes les formes de voyages, et qui dit à fleur de choses,
sans complexe, ce que dépaysait en lui le choix d'un cap.
De grandes chemises aujourd'hui contiennent en vrac
ce qui reste de tous ces rêves poursuivis dans la réalité,
indispensables à-côtés non périphériques, dizaines
oui dizaines de feuilles dont on ignore souvent le haut et le bas,
mais qu'importe s'il faisait ça par instinct, pour lui ;
la fertilité de ces dérives se passe de commentaires.
Inutile de chercher où il était, entre Cobra et Bertrand et Michaux,
c'est ailleurs que ça se passait, dans
les constellations contrapunctiques des lois de l'architecture ;
oui, peintures, dessins, photographies hors-la-loi,
sur n'importe quel carton de bière ou bout de nappe en papier,
comme sur de précieux albums pour lavis.
Le raffinement le disputant à la sauvagerie,
la sensualité au grivois, au morbide,
l'organique au sophistiqué, l'excès à l'ascèse,
il ne craignait ni sacrilèges ni superficialités ni mièvreries,
pourvu que le flux continue d'irriguer des pensées
libres de toute ligne de flottaison, transverses, juvéniles.

Toujours quelque chose de viscéral et d'inassouvi.
D'océanique en rêve. Et d'inespéré. Pour lui.
On comprend ce que son architecture,
à la différence de beaucoup d'autres, tire d'Eros et de Thanatos.
Les digressions graphiques qui peuplent les plans nous en disent long
sur des images fondamentales contre toute attente :
tours et falaises, dentelles et arabesques, plages et cavernes,
mosaïques et arborescences, labyrinthes et anfractuosités...
Les motifs de ferronnerie ou d'ébénisterie, les jeux d'étoffes,
de vitraux, de céramiques, sont moins décors
qu'affleurements de pulsions, de visions — non des errements
mais des repérages — dans quelque chose comme
« un plan de consistance » (Deleuzien) où les figures du Même et de l'Autre feraient l'amour, avides d'épure et d'entrelacs...


Raymond Balau, 2004